Libres ensemble pour être vraiment libres
Au hasard d’une déambulation, j’ai attrapé une de ces conversations qui font mal à l’espoir. Lançant l’une de ces petites piques qui rappellent que nous ne sommes pas prêts de nous reposer, l’un des protagonistes assénait comme un dogme que “la liberté est un principe fondamental de toute démocratie”.
Welcome to the jungle
La démocratie serait donc une version déguisée de la loi de la jungle ? Dans cet environnement, faibles et forts sont libres de souffrir et faire souffrir, dans un équilibre que la nature équilibre plutôt bien initialement. Le souci, c’est que la démocratie est un concept humain, émanant de ces êtres combinant le fait d’appartenir à la même espèce et l’ambition incroyable d’optimiser les conditions du vivre ensemble.C’est un concept qui implique la notion de peuple, donc celles de communauté et de communs, comme préalables à l’usage d’un terme aussi relatif que celui de liberté.
Bref, je m’apercevais surtout que l’on continuait à bâtir des châteaux sur des sables mouvants. Que la liberté soit l’une des aspirations des modèles démocratiques, soit. Qu’elle en soit perçue comme l’un des fondements… c’est le serpent qui se mord la queue, l’équation impossible dont l’objectif est une des conditions de départ. Une aporie que ne manquait déjà pas de soulever Hannah Arendt à la fin des années 1950 dans Qu’est-ce que la Politique ?
La naïveté est un outil autant qu’un choix de vie pour moi. Elle me met à l’écart du cynisme et préserve la joie qui bien au-delà de toute autre ambition reste l’intention principale de mon existence et de son orgueilleuse extension que je continue de concevoir comme humanité.
Alors je me laisse encore douloureusement surprendre par l’efficacité de la propagande du modèle pseudo-libertarien qui arrose nos esprits en formation depuis l’accord Blum-Byrnes en 1946. A coups de publicités, de produits et de fictions cinématographiques réalistes (bien avant les contributions auto-irréalisatrices des réseaux sociaux d’aujourd’hui), nous nous sommes lovés dans un cachot tapissé de mirages addictifs.
C’est vicieux. Avec les vieille ficelles de s’emparer d’un mot pour tordre les vertus du concept qu’il porte, la liberté à été emprisonnée. La démocratie tout autant ; ligotée au faux-semblant de ce vers quoi elle pourrait aider à tendre.
Les individus également, la notion de peuple avec. Et plein d’autres éléments constitutifs de nos vies. Nous vivons, au moins par moments, dans une simulation de notre propre existence ou nous nous sommes convaincus, entre autre et par exemple, d’une réelle valeur de l’argent en oubliant quotidiennement aussi bien que nous l’avons créé, pourquoi nous l’avons créé et que la valeur que nous lui accordons est toute relative.
Liberté chérie, je dois apprendre qui tu es pour savoir t’aimer et qui je suis pour te mériter
Les chemins de la liberté
Je crois en l’esprit humain, en sa capacité critique autant qu’en son potentiel créatif. Nous y reviendrons plus bas, car je dois encore constater à quel point je sous-estime l’efficacité des freins greffés dans nos conditions de vie. Bien avant la liberté, comme principe fondamental à la démocratie, nous avons besoin d’éducation, d’éducation à la liberté ; pour en être dignes, suffisamment forts spirituellement et collectivement pour en faire usage à destination de la joie collective.
La démocratie au service de la liberté, pas l’inverse
J’évoquais donc plus haut une liberté enfermée, avec pour codétenus l’individu et le peuple. Nos concepts et nos aspirations ont été emprisonnées tant par notre imprécisions que par notre facilité à figer des concepts en mouvement.
Prisonniers de nos croyances, de nos impatiences, de notre volonté de simplifier le complexe ou d’arrêter un mouvement et une impermanence pourtant vitaux, nous négligeons la relativité et les interconnexions qui nous composent. Nous passons beaucoup de temps à nier ce que nous cherchons.
Tantôt présentée comme le moins mauvais des systèmes politiques, la démocratie est souvent réduite à une finalité. Bien que l’on sache dans la plupart des cultures que “l’important c’est le chemin”, on oublie pourtant que faire d’un concept un objectif, le dénature et porte en soi des germes malsains, tels que la déceptivité.
Bien moins malsaine, l’intention respecte la relativité des subjectivités. En d’autres termes, sur notre sujet : nous aspirons à la liberté, essayons de construire un cadre souple qui respecte celle de chacun autant que celle de l’être social lui-même… ce pourrait être la démocratie…. quelles formes pourrions-nous alors lui donner ?
Si nous n’avons pas réuni les conditions individuelles du vivre ensemble, nous ne pouvons espérer développer un cadre sain, souple et réactif.
Pour oser parler de démocratie, autant commencer par donner une existence au peuple. Pour en faire un modèle vertueux, faisons en sorte que ses composants puissent l’être aussi. Un peuple sain et vertueux, composé donc d’individus sains et vertueux, aspirant à l’épanouissement collectif comme condition de leur épanouissement individuel (à défaut, on retombe dans l’aporie)
Le bon graal et l’ivresse
Pour revenir à cette fausse liberté qu’il suffirait de nommer pour la sacraliser, elle n’est rien sans contexte et sans modalités. Par exemple, dans les tiers-lieux, nous usons volontiers de l’expression de “libres ensemble”. Ladite liberté n’y prend réellement sens que dans le pluriel de l’adjectif au contact de l’adverbe. Il n’y a de liberté sans autrui.
Pour accéder à la liberté nous devons accepter d’en être responsables et créateurs, donc de nous donner les moyens de la faire vivre.Vouloir d’une liberté individuelle dénuée de responsabilité collective, revient à nier l’acte social de la construction collective qu’est le politique. Chacun de nos actes engageant l’humanité dans ses potentialités, on ne peut se dégager du politique. On peut certes tenter d’en fuir la responsabilité qui offre la liberté chérie, mais c’est seule l’acceptation de cette responsabilité qui donne réalité à la liberté.
Parce que la sphère publique nous interpelle, voire nous dérange dans notre intimité, nous exerçons notre liberté. De fait, qu’on le veuille ou non, même si cela semble paradoxal lorsque l’on s’extrait d’une pensée complexe.
Quand le comportement d’autrui entrave le sentiment de liberté, c’est que nous sommes amenés à redéfinir le cadre de cette liberté, de l’écrire avec celui qui nous interpelle… plutôt que de nourrir le mépris par le mépris, la méconnaissance par les préjugés ou la souffrance par la souffrance…
Certes nous avons une facilité biologique à nourrir la peur et les craintes, mais nous sommes aussi des êtres de culture qui aspirent au bonheur. La réponse est dans l’énoncé : c’est dans la culture que nous transcendons notre condition. La vraie liberté est d’exercer notre potentiel.
Education et culture
Car s’il est aussi question de conditions de démocratie dans cette réflexion, c’est bien plus par là qu’il convient de coopérer. Aux précisions que j’appelais plus haut, je n’entends évidemment pas par éducation les dogmes d’une éventuelle bonne compréhension du monde, mais bien l’exercice, l’entraînement et les opportunités de se former en aiguisant notre curiosité et nos créativités.
J’ai découvert assez tardivement que beaucoup avaient traversé leur scolarité sans savoir pourquoi et, par conséquent, sans savoir comment la traverser. Pour nourrir mon envie d’apprendre, la première chose que l’on m’a apprise c’est que j’apprenais pour me donner les moyens de me poser des questions, terreau fertile de l’épanouissement de tout citoyen qui voudrait être libre et responsable.
Il en va de même pour la culture, qui entendons-nous, n’est pas à mon oreille l’accumulation de connaissance mais bien l’entreprise d’être un jardinier pour soi-même.
Culture et éducation, dans leurs acceptation d’ouverture, nourrissent l’empathie et la tolérance, préalables à toute construction équilibrée d’une société (pas d’équilibre sans mouvement, sans capacité à se réinventer en permanence, à se remettre en cause)…
Si l’on reproche à autrui d’entraver notre liberté, faisons un pas vers lui en tendant la main. Interrogeons-le, cherchons à le comprendre. Car au fond, si on ne le fait pas, c’est que nous nous complaisons dans les geôles que nous nous sommes bâties. Il est souvent bon de sortir de sa zone de confort pour s’apercevoir que la ouate est imbibée de chloroforme.
Réapprendre le goût de l’effort… spirituel
Dans le monde du mythe de la liberté, la société toute entière est bercée de tentations qui paraissent accessibles à une pseudo-oisiveté. De la même façon que nous avons perdu les saveurs de nombreux aliments à force de consommer des sucres raffinés et hautement addictifs, il nous faut réapprendre à goûter la liberté ; autant qu’à ressentir son corollaire, la responsabilité ; à être et agir en conscience de notre humanité autant que de notre appartenance à toutes les cellules qui composent l’univers ; à nous détacher de nos peurs, donc de notre orgueil et autres blessures de l’âme…
C’est bien sûr difficile, cela demande beaucoup d’efforts, une grande acceptation de ce qui est comme de ce qui peut advenir, une acceptation des chutes et des embûches comme autant d’occasion de se révéler, de grandir, de se dépasser, individuellement et surtout collectivement.
Comme le sucre qui nous encroûte cérébralement et physiquement, la fausse liberté nous endort. Ce leurre addictif nous prive des saveurs de l’universalité et de l’humanité. Alors quand on réclame la liberté comme principe fondamental d’une pseudo-démocratie, laissons-nous au moins la possibilité de nous voir comme des drogués qui tissent eux-même le mirage de leur supplice… ce serait le premier pas d’une désintoxication, ce serait commencer à lever le regard vers l’épanouissement collectif et donc individuel.